Thé ou café ?

Dans la rue légèrement en pente et au trottoire à peine aussi large qu’elles, Mahaut et Domitie cavalent en hurlant de rire sous le regard aussi vigilant qu’attendri d’Alex. La chienne est chaque fois plus ravie que la gamine soit là pour jouer et courir avec elle et Alex est ravie que sa gamine s’épuise de la sorte ; elle est convaincue que Pierre le sera aussi quand il pourra la mettre au lit avant vingt-et-une heure. Au-dessus d’elle, le ciel s’est assombri tout au long de la journée et il fait lourd. Déjà, l’orage gronde et quelques goutes timides colorent le bitume. Par chance, elles arrivent quelques minutes avant le début de l’averse au numéro 19 de la rue. Alex fouille un instant dans son sac à la recherche des clefs de l’immeuble et de l’appartement et quelques marches d’escaliers plus tard, grimpées à toute vitesse par la fillette et la chienne, elles entrent sans aucune discrétion dans l’appartement. « ON EST RENTREE ! » annonce vivement la gamine (dans le doute où personne n’a entendu leur ramdam.) Mahaut file directement dans la chambre chercher son père et lui faire un débriefing complet, minute par minute, de l’après-midi passé avec sa mère, tandis qu’Alex se lave les mains, et après avoir servi de l’eau pour Domitie (qui décidément n’a plus l’âge de passer une journée à cavaler avec une jeune humaine hyperactive), s’attache à disposer les viennoiseries sur un plat et le dépose sur la table du salon. Dehors, le tonnerre gronde et flashent les premiers éclairs.

Tu aimes les journées où Alex s’occupe d’elle-même de Mahaut. Tu aimes aussi celles où tes parents sortent de leur petit train-train pour s’occuper de leur petite fille. Tu aimes quand Valère l’emmène avec son neveu. Bref, tu aimes ces journées de calme où tu peux passer 4h à fixer le plafond en te molestant mentalement parce que tu n’as toujours pas bougé ton cul. Tu as quelques sentiments de culpabilité de te sentir aussi heureux de savoir ta fille loin de toi et tu n’en es que plus ravi lorsqu’elle revient. Tu essaies de combler ces moments de gêne mentale par une attention particulière à ta gamine et si tu as soupiré lourdement lorsque tu as entendu la môme entrer aussi bruyamment – une pensée pour les colocataires et les voisins qui supportaient ça au quotidien – tu ne protestais que mollement lorsqu’elle sauta sur le lit avec les chaussures. Après quelques grognements et promesses de la rejoindre vite pour l’écouter, tu t’extirpais de dessous la couette, coinçais une facture dans ton livre pour en faire un marque-page et enfilais un jogging pour rejoindre les filles dans la cuisine. Aucun autre colocataire en vue, soit qu’ils fuyaient la tornade, soit qu’ils avaient autre chose à foutre. Tu flattais Domitie pour qu’elle ne vienne pas plus tard te réclamer un bisou – tu n’aimais pas vraiment les chiens mais tu faisais un effort pour ce clebs qu’aimait d’amour Mahaut. Ou plutôt que Mahaut aimait avait la même force qu’elle faisait tout le reste ; trop fort, trop vite, trop bruyamment. « Tu vas partir ? » Tu demandes à ton ex qui est visiblement comme chez elle dans la cuisine, alors que tu avisais les viennoiseries.

Alex avise Pierre un instant, le fixe un bref autre et éclate de rire. « Par ce temps ? Non ... sauf si tu me mets dehors. Mahaut ! » elle avise sa fille. « Tu t’es lavé les mains ? Oui c’est ce qu’il me semble. Hop hop ! » la tornade quitte la pièce pour visiblement se laver les mains à grandes eaux dans la salle de bain. « Ça va ? Les autres ne sont pas là ? »

Probablement que non c’est un samedi après-midi et rester enfermer dans un appartement à Paris pour la journée semble absurde aux yeux de la rousse. « Tu veux boire quoi ? » elle fait avec au moins autant d’aisance que si elle était encore chez elle et qu’il est tout à fait naturel qu’elle invite chez lui Pierre et lui propose à boire. « Je suis pas contre un thé. » « JE PEUX AVOIR UN ZOCOLAT ZAUD ? » hurle presque la gamine. « Tu me fais mon chocolat papa ? »

« Je pensais à partir longtemps et loin pour que tu ramènes le ravitaillement. » Tu indiques du menton le plat sur la table pendant que Mahaut s’échine à ne pas respecter tes demandes répétées de faire attention aux joints de la salle de bain en évitant de mettre de l’eau en dehors du vasque. « Je sais pas. » Tu réponds sans une once de mauvaise foi, t’es pas allé toquer et visiblement personne n’était dans le salon. Que les 4 autres soient tous sortis en même temps te surprenait tout de même sans que tu n’ais envie pour autant d’aller vérifier, ne serait-ce que pour proposer à l’un d’entre eux de partager votre goûter. « Je veux bien un jus d’orange. » Tu poses ta main sur la bouche de Mahaut lorsqu’elle passe à portée et tu l’attires contre toi. Elle pose ses deux pieds sur les tiens et rit tandis que tu te déplaces avec elle dans la cuisine. Tu finis par la lâcher lorsqu’elle entreprend de te lécher les doigts pour retrouver la parole. « Il n’y a plus de lait, minouche. Tu vas devoir boire du jus ou de l’eau. » Tu essayais de lui apprendre à boire, en quantités normales, des boissons non sucrées mais difficile de la persuader de ne pas le faire quand toi-même tu dérogeais à la règle. « Une seule viennoiserie. » Tu lui intimes, sachant pertinemment qu’elle prendra en plus la moitié de la tienne et chouinerais pour en avoir une autre qu’elle ne finirait pas et qu’elle ne ferait que grignoter au dîner si, et seulement si, aucun coloc ne proposait un apéro.

« Je vois » elle fait alors qu’elle ne voit pas du tout le rapport entre le fait que lui parte et qu’elle rapporte le goûter. Finalement elle profite des quelques minutes où Pierre et Mahaut sont dans la cuisine pour profiter d’un calme relatif. Mahaut ne sachant rien faire discrètement, même servir des jus de fruits se transformait en une cacophonie. Domitie, sagement allongée dans son coin habituel où reste pour elle un panier douillet, lève un œil et Alex jure que la chienne lui dit quelque chose comme Je te l’avais bien dit.. Qu’on ne s’y méprenne pas : Alex aimait plus que tout au monde sa fille. Mais Mahaut avait cette capacité à aspirer l’énergie des autres (sûrement pour régénérer la sienne).

De loin, elle entend Pierre donner les règles du goûter et Alex sait d’avance qu’ils ne seront pas trop de deux pour les faire respecter. Elle a coupé en tiers approximativement égaux le pain au chocolat, le croissant et le pain aux raisins, Mahaut revient en portant à deux mains son verre avec une concentration extrême pour être sure de ne rien renverser. « Pierre tu peux mettre l’eau à chauffer ? » elle demande en levant un peu la voix po je que l’homme l’entende correctement. « Faut faire des courses ? On ira après la pluie nan ? »

Alex qui coupe en trois parts égales chaque viennoiserie ne sait pas ce qu’elle a créé : un monstre. Une espèce de Kirby, qui va vouloir goûter les autres morceaux pour voir si c’est meilleur et parce que c’est le tien, elle va le préférer. Si elle est épuisée, Mahaut va même faire une colère et pleurer parce que tu refuses de lui céder ta part. Tu surveilles son service – elle n’a que 5 ans et même si dans sa tête elle est prête à payer des impôts, dans la vraie vie elle ne sait pas tenir correctement des couverts et fait tomber plus souvent qu’à son tour son verre en essayant de boire dedans. « Y a plus d’eau non plus, prends un jus de fruit. » En réalité tu avais surtout la flemme de sortir la bouilloire et la boîte à thé et tu espérais que Mahaut soit trop empressée de la servir pour qu’Alex ait le temps de protester. Tu rajoutais une dose d’eau du robinet dans ton propre jus – une manière d’édulcorer l’acidité tout en économisant le jus – avant d’aller t’asseoir à la table. « Ca va, on tient encore jusqu’à lundi. »

De tous les traits de caractère de Pierre, celui qu’elle déteste le plus, c’est sa mauvaise foi couplée à sa mauvais volonté. Appuyer sur un bouton et remplir une bouilloire ne lui coutait rien de plus que quelques secondes supplémentaires dans la cuisine. Alex pince les lèvres et ravale la réplique cinglante qui lui pique la langue, avant de se lever pour préparer elle-même le thé, non sans avoir échangé un regard lourd de sous-entendu à Pierre (qui certes ne changera rien et confortera sûrement d’une façon ou d’une autre Pierre mais qui la soulage et l’empêche d’être un tantinet désagréable.) Elle revient quelques instant plus tard, une tasse fumante entre les mains. « Profite que je sois là pour pouvoir porter un peu plus. T’façon, vu le temps » (elle pianote sur son téléphone rapidement) « On a quoi.. une fenêtre de vingt minutes sans pluie. La semaine prochaine, c’est moi qui vient après l’école pour m’occuper de Mahaut, j’aimerai ne pas avoir en plus à gérer toutes les courses. » Mahaut mastique avec soin une de ses parts de viennoiseries et louche déjà sur la suivante. Le ton ferme, Alex la regarde. « Tu ne prends pas plus que ta part, Mahaut, hm ? » La gamine gonfle ses joues prête à protester (à tenter en tout cas) mais un froncement de sourcil de sa mère la calme dans l’instant. Alors, bien que ce soit clairement de mauvais grès, elle opine et engloutit son bout de pain au chocolat à moitié trempé dans le jus de fruits.

Tu soupires bruyamment, rester sur le canapé à profiter de la chaleur et des viennoiseries te semble être une promesse de bonheur certaine pour les prochaines heures. Tu viens à en regretter la présence d’Alex et tu espères qu’elle partira vite foutre le feu à quelques poubelles pour protester contre sa nouvelle lubie du moment. « Tu n’as pas à gérer les courses parce que tu n’habites pas ici, ne t’inquiète pas. Occupe-toi plutôt de celles que tu vas devoir faire pour toi. » Tu coules un regard vers Mahaut qui ronchonne en mastiquant, sentant déjà les prémices de son énervement des prochaines heures. Fatiguée et frustrée, ta fille devenait une boule de nerfs n’attendant que le moment opportun ou la moindre contrariété pour faire une colère. « Les filles sont pas censées préférer leur papa ? Un truc œdipien ou quelque chose comme ça, non ? » Le regard que te lance ta fille, un mélange de « duh » et de « papa… » qui ressemblera bientôt à celui que t’a lancé sa mère il y a quelques minutes te fait arquer les sourcils. « T’as du chocolat sur la joue, princesse. » Et juste parce que ça la fait chier et que tu peux le faire, tu te lèches le pouce pour lui frotter une tâche imaginaire sous ses cris de protestation déchirants.

« Celles que je vais faire pour moi … ? Je ne gère pas vos courses, mais celles qui concernent Mahaut, Pierre… » elle soupire. C’était si compliqué de s’entendre parfois, et d’autres fois si facile. Les astres ne s’alignent donc jamais favorablement quand il le faut ? Alex n’argumente pas plus et se contente de manger sa propre part du gouter improvisé tandis que Mahaut grommelle que Papa lui nettoie la joue à la bave. Un sourire en coin, Alex ne peut s’empêcher de voir son cœur gonfler d’amour chaque fois que son regard se porte sur sa gamine. La môme, qui finit d’engloutir le goûter regarde avidement les portions restantes. Elle teste d’abord son père, puis sa mère – Alex ne cède pas. C’est un dialogue muet entre mère et fille, mais Mahaut finit par décréter haut et fort qu’elle a des choses à faire et trottine vers Domitie qu’elle gratouille avant de filer dans sa chambre. « Profitons de l’accalmie. Elle devrait pas être trop compliquée ce soir, c’la dit. »

« Elle ne va pas se laisser mourir de faim, t’inquiète pas. » Tu fais en lâchant enfin Mahaut qui proteste encore pour la forme et s’essuie la joue ostensiblement avec sa manche. Elle lorgne sur les viennoiseries et tu la laisses piquer ton pain au chocolat, tu n’es pas vraiment fan. Tu lâches un claquement de langue agacé lorsqu’elle sort de table sans autorisation mais tu ne la rattrapes pas. Tu sais que tu ne devais pas laisser passer, Mahaut se glisse dans toutes les fissures et les exploite jusqu’à l’épuisement nerveux ou physique. « Elle est compliqué tous les soirs en ce moment, la rentrée bientôt et y a toujours quelqu’un debout alors elle trouve une excuse pour tout : elle a soif, elle veut faire pipi, elle veut que je regarde si elle a pas une étiquette dans son pyjama, elle a faim finalement, elle veut une histoire, il y a du bruit. »

« Je suis là tous les soirs et matins cette semaine, Pierre, j’aimerai que ce soit le plus facile possible… Venir avec moi et Mahaut faire des courses pour que lundi matin, je ne commence par la journée par des pleurs parce qu’il n’y a pas de lait, c’est aussi appréciable pour toi que pour moi. Surtout, si comme tu dis, elle est aussi compliquée en ce moment. » elle ajoute dans un soupir déjà las de la semaine à venir. Les rentrées étaient toujours compliquées à gérer : Mahaut adorait certes l’école, mais plus que tout, elle aime l’agitation, les autres, être au centre et briller. Alors la peuplade qui loge dans cette colocation, c’est autant d’occasions de retarder l’heure de dormir pour faire le show. « Ca va prendre vingt minutes à tout casser et tu es tranquille et moi aussi. C’est plus simple pour tout le monde. »

« Tu sais, si tu veux revenir dans la coloc’, faut attendre que quelqu’un d’autre parte, pas venir squatter en espérant que quelqu’un te prête un matelas gonflable dans le salon. » Tu réponds, grognon. Tu n’as vraiment, vraiment, pas envie de sortir maintenant, surtout pas d’enfiler des habits propres, de mettre des chaussures, un manteau, retrouver ton porte-feuille, rhabiller Mahaut qui avait balancé la plupart de ses affaires dans un coin, descendre jusqu’à la boutique, te disputer avec Alex sur ce qui est bon d’acheter, revenir jusqu’ici… « Elle boira du chocolat à l’eau, elle fait pas la différence ou elle boira du jus comme tout le monde. »

Elle laisse échapper un soupire proche du râle ostensiblement bruyant et prend sur elle pour ne pas enflammer la situation. Quand il le veut, Pierre sait vraiment mettre de la mauvaise volonté dans tout, surtout quand il a décidé qu’il ne ferait pas quelque chose (et après, on se demande ce que Mahaut a hérité de lui niveau caractère ? Sûrement la flamboyance maternelle, mais l’héritage paternel n’est pas en reste.) « Je ne parle pas que du petit déjeuner ni de revenir vivre ici. Si tu veux pas me voir tu me le dis et je m’arrange pour la semaine et je la prends avec moi. J’ai pas franchement envie de me prendre la tête pour des conneries… »

Tu lâches un souffle entre tes dents, tu n’as pas vraiment envie de partir dans un débat ou dans une discussion « pour adultes », surtout que Mahaut ne comprend pas encore lorsqu’elle ne doit pas intervenir. Toutes les discussions ne la regardent pas ou ne sont concentrés sur elle. Tu lances un regard vers la gamine qui fait mine de ne pas écouter, très mal si l’on veut ton avis. « Je te dis qu’il n’y a pas besoin de faire de courses et tant que tu n’auras pas un logement stable avec un bail signé, hors de question que tu l’emmènes où que ce soit pendant une semaine, surtout lorsqu’elle a école. »

Alex s’apprête à répliquer, mais Mahaut est revenue et il n’est pas question de se prendre la tête avec Pierre devant la môme. Ils fonctionnent bien d’ordinaire et s’il est ronchon parce qu’il est crevé, Alex peut l’entendre mais pas de cette manière. Elle ne répond rien et regarde Mahaut qui s’invente un monde avec ses animaux de plastiques qu’elle a déménagé en nombre dans le salon. Mais le regard qu’elle renvoie à Pierre oscille entre le « try me » et le « ah ouais ? ». Alex sait qu’il réprouve son mode de vie (c’est d’ailleurs ce qui a poussé à leur rupture, ça et ses convictions bien accrochées sur lesquelles elle ne fait pas de concessions.) Alex avale son thé en gardant un silence obstinément fermé.