Thé ou café ?

Alex a cette rage qu’elle parvient à transmette sans les mots que Mahaut parviendra probablement à imiter une fois qu’elle sera suffisamment vieille pour trouver tout le monde vieux et con. « Quoi ? » Tu finis par demander, essayant de ne pas rendre l’interrogation trop abrupte. Tu sais pertinemment ce qui l’énerve, c’est ce qui toi-même t’as poussé à être désagréable mais tu préfères jouer l’innocent, la laisser lancer l’offensive ou enterrer la hache de guerre pour rester dans une relation consensuelle. Tu prends une gorgée de ta boisson et après avoir ré-humidifié ton index, tu picores les miettes oubliées par ta fille sur la table. « Puis au pire on commande uber-eats, t’inquiète pas. »

Quand il réagit de façon aussi puérile sous couvert d’être celui dans son bon droit, Alex le déteste avec application et de toutes les cellules de son corps. Il est paternaliste et ça l’agace prodigieusement (pour ne pas dire qu’elle fulmine.) Et quand il la provoque de la sorte, c’est pire encore. Il espère quoi ? Qu’elle se mette en colère, qu’elle prenne cette perche ou qu’elle s’écrase ? Les lèvres de la rousse se retrousse en un sourire d’une rare insolence tandis qu’elle continue de boire en silence et qu’elle ne répond rien. Elle ne sera pas l’instigatrice d’une quelconque dispute. Mais la constante remise en question du mode de vie qu’elle a choisi la fait enrager. Parce qu’il est bien dans le moule, bien dans la norme, métro, boulot dodo (et ce, plus que littéralement), il quoi...? Vaut mieux qu’elle ? Elle renifle ostensiblement son désaccord et continue de le fixer silencieusement. C’est fatiguant, ces prises de têtes perpétuelles. Elle n’a rien demandé d’autres que d’être malins et de profiter qu’ils soient deux pour faire des courses pour lui faciliter la vie quand elle viendra s’occuper de Mahaut. Dieu qu’il est épuisant parfois…

Elle te fusille du regard lorsque tu relèves les yeux vers elle et tu cilles à peine, parce que tu as l’habitude, parce qu’elle n’osera pas t’attaquer, pas quand il y a Mahaut à proximité, parce que tu te sais protéger par la présence de ta fille et qu’elle n’est plus qu’un invité ici. Tu te rassures comme tu peux, tu te fais une armure de tes idées pour échapper aux siennes qui t’étouffent. La tasse retourne sur la table, ton regard fuit tout de même, tu n’aimes pas l’opposition, même si tu l’entretiens. Tu ne sais plus très bien pourquoi tu étais irrité par sa proposition, avec du recul elle était sensée mais… mais tu n’aimes pas sortir, tu n’aimes pas quitter ton cocon, tu es paresseux, fatigué, tu aimes procrastiner. Tu finis par te lever, pour fuir ce silence lourd, tu espères qu’elle va dire quelque chose, briser le silence ou partir parce que toi tu ne sais pas combler les moments de gêne, de peur de continuer à t’enfoncer ou par une espèce de fierté que tu n’arrives pas à expliquer. Tu ouvres le robinet et tu attends que l’eau chauffe, pour laver ton verre à la main, gagner du temps.

Il abdique. Il ne dit rien bien sûr, mais son langage corporel parle comme s’il usait de la voix. Alex ne réagit pas plus que ça. Elle ne force pas la pression, mais ne le retient pas, ne lui présente pas d’excuses ou quoi que ce soit : elle laisse couler. Il est comme ça, elle le sait. Elle n’a jamais aimé cette facette de sa personnalité, de toute façon. Mahaut, de son côté, s’est coupée du monde des adultes et joue avec ses jouets, à côté de Domitie qui ronfle tout en gardant un œil attentif sur la gamine. Ces deux là partagent quelque chose d’unique, elle se dit en souriant. L’affection de la chienne pour Mahaut est bien réelle. Déjà lors de sa grossesse, la chienne montrait un intérêt tout particulier à ces changements qu’elle devait sentir. Souvent, quand Alex, épuisée par la maternité, faisait une sieste, Domitie la rejoignait et dormait tête sur le ventre, comme pour protéger peu importe ce qu’il y avait dedans. Plus tard, alors que Mahaut n’avait que quelques mois, Domitie avait déserté son panier pour dormir aux pieds du lit d’enfant du nourrisson.

Alex termine son thé et porte son regard vers l’extérieur. La pluie tombe toujours drue et mais le bruit de l’orage semble déjà s’éloigner. Elle rassemble la vaisselle et l’apporte dans la cuisine pour la déposer à côté de l’évier (que Pierre ne fasse pas couler autant d’eau pour ne laver qu’un verre chaud), avant d’aller chercher de quoi écrire dans son sac et de pointer les stocks alimentaires. Rapidement, elle établit une liste de course et une ébauche de menus pour la semaine.

Tu acceptes en silence le surplus de vaisselle mais tu fixes d’un mauvais œil le manège d’Alex qui ne semble ni comprendre, ni accepter, qu’elle ne vit plus ici et qu’elle n’a aucun droit de regard sur ce qu’il y a à manger, sur ce que tu vas faire et finalement sur ton temps de garde de Mahaut. A trop vouloir se persuader qu’elle était la personne mature et responsable, elle en devenait une pimbêche irritante qui te faisait prendre de plus en plus plaisir à la voir partir. Si lorsque vous étiez en couple tu appréciais la voir prendre en main sa vie, aider la tienne, tu ne supportais plus ses intrusions. En déposant les couverts sur le bord de l’évier pour les laisser sécher, tu demandais l’air de rien, sachant pertinemment ce qu’elle faisait : « Tu joues à quoi, Alex ? »

Le pincement de lèvres est discret. Elle prend le temps de terminer ce qu’elle fait et se retourne lentement. « Je prévois la bouffe pour la semaine, parce que tu travailles de nuit et que c’est moi qui vient m’occuper de Mahaut et que j’ai envie de me faciliter la vie. Je ne vois pas bien ce qui te dérange là dedans, Pierre. J’ai bien compris, je ne vis plus ici, je n’ai plus de prérogatives. Mais si ça t’emmerde tant que ça, tu me laisses l’avoir pour la semaine dans les conditions qui me plaisent. J’ai pas franchement envie ni de me disputer, ni de me compliquer la vie pour … rien ? J’ai toujours fonctionné comme ça, j’vois pas bien pourquoi aujourd’hui plus qu’un autre jour, ça t’emmerde. »

« Tant que tu vis dans un squat, il est hors de question que tu prennes Mahaut pendant la semaine, je pense que ça c’est du bon sens. Tu vis ici quasiment tout le temps sans payer de loyer, alors que tu sais très bien que quelqu’un d’autre peut s’occuper d’elle. Je ne comprends pas pourquoi tu t’acharnes à venir régenter la vie ici, si c’est pour après me dire que c’est de ma faute si tu ne peux pas emmener ta gosse vivre dans un endroit illégal et miteux ? » T’es mauvais mais faut que ça sorte, Alex est une sangsue à sa manière, certes elle se donne des beaux airs en payant en partie la chambre de Mahaut mais elle vit là quasiment autant que lorsqu’elle était réellement une locataire, elle se sert dans les affaires de la coloc’ pour faire sa vie et s’en va sans avoir à rien débourser pour le reste pour ensuite te reprocher de ne pas la laisser élever sa gosse comme elle. Tu as l’impression constante d’avoir le mauvais rôle avec elle, Mahaut parle toujours des grandes aventures de sa mère, de son envie d’aller camper et les professeurs s’inquiètent des films qu’elle se fait sur les actions maternelles.